Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, s’est exprimé devant le Sénat américain le 10 avril dernier afin de répondre aux questions des sénateurs concernant le scandale de la fuite des données de quelque 87 millions d’utilisateurs vers l’entreprise Cambridge Analityca.
En réalité, ce n’est pas Zuckerberg que les sénateurs américains sont venus interroger, ni même Facebook. Saisissant l’occasion de ce cas concret, les institutions classiques sont venues accuser l’ensemble des géants du web d’un dysfonctionnement global sur leur mode de fonctionnement vis-à-vis de leurs utilisateurs. Ce scandale a permis de montrer du doigt le fait que le réseau social aux deux milliards d’utilisateurs a pu fournir des données à des organisations extérieures sans le consentement des individus.
Si les peurs parfois fantasques des adeptes de romans d’anticipation peuvent sembler démesurées, force est de reconnaître qu’il existe un réel problème de législation dans le monde virtuel, et même les libéraux du numérique reconnaissent qu’il est désormais temps d’agir.
Qu’est-ce que Cambridge Analytica ?
Cambridge Analytica est une filiale de l’entreprise Strategic Communication Laboratories, un organisme qui a pour rôle d’influencer les gouvernements et les organismes militaires. Sa filiale remplit la même activité que la maison mère, mais cible spécifiquement le marché américain.
En 2014, l’Université de Cambridge mène des études afin de dresser des portraits psychologiques d’individus à partir des « like » qu’ils laissent sur Facebook. Cambridge Analytica rentre en contact avec les chercheurs afin de leur proposer un partenariat, mais l’université refuse. Toutefois, Aleksandr Kogan (docteur en psychologie) décide de faire bande à part et de continuer les travaux avec la compagnie. Il développe sa propre application : ThisIsYourDigitalLife. Elle permet aux utilisateurs de remplir des tests psychologiques. Les individus complétant ces tests sont rémunérés, et en contrepartie l’application récupère leurs données personnelles sur Facebook.
En soi cela n’est pas illégal tant que cela demeure dans le domaine de la recherche, mais le Professeur Kogan revends ces données à Cambridge Analytica. L’hebdomadaire britannique The Observer parle d’un contrat avoisinant un million d’euros.
Au total, 270 000 personnes on téléchargé l’application en pensant répondre à une étude universitaire. Mais en réalité cela va bien au-delà puisque l’application récolte du même coup les données des amis. Ainsi, Cambridge Analytica a récolté les données de plus de 50 millions d’utilisateurs entre 2014 et 2015. Il faut attendre avril 2015 pour que Facebook restreigne l’étendue des données auxquelles les développeurs ont accès, coupant ainsi le téléchargement des profils des amis.
Qui a fait appel à Cambridge Analytica ?
Le premier gros client de l’entreprise est un candidat aux primaires républicaines américaines de 2016 : Ted Cruz. Par la suite, l’équipe de campagne de Donald Trump a fait appel aux services de ce développeur afin de mieux cibler les publicités en ligne ainsi que les appels aux dons.
En Grande-Bretagne, la firme a été accusée d’avoir agi durant la campagne du référendum sur le maintien dans l’Union Européenne à la faveur du camp pro-brexit. C’est en tout cas ce qu’affirme l’ancien directeur de recherche de Cambridge Analytica, Christopher Wylie. L’entreprise a formellement démenti ces accusations.
Dans cette affaire, le Docteur Kogan semble le coupable idéal. Il se défend en rejetant sa responsabilité sur le développeur. « Cambridge Analytica m’avait dit que des milliers, voire des dizaines de milliers d’applications faisaient la même chose et que c’était un usage normal des données de Facebook. » Quand au PDG de Cambridge Analytica, Alexender Nix, il a été suspendu de ses fonctions, officiellement pour des raisons indépendantes du scandale.
Et le rôle de Facebook ?
L’explosion du scandale Cambridge Analytica a eu tôt fait de retomber sur le réseau social le plus populaire au monde. Comment expliquer à ses deux milliards d’utilisateurs qu’il était finalement assez aisé de récupérer leurs données personnelles sans leur consentement ? Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, a de nombreuses fois affirmé par le passé que protéger les donnés personnelles de ses utilisateurs était pour son entreprise une priorité.
« Zuck » a été convoqué devant le Sénat américain pour une audition le mercredi 10 avril 2018. Il y a souvent exprimé une vision manichéenne des choses. En définitive, Facebook seraient les « gentils » qui cherchent à connecter le monde pour que l’ensemble des terriens puissent être en lien. Mais ils feraient face à des « méchants » qui pourraient se servir de ces moyens « pour faire le mal. » Zuckerberg a affirmé que « [Facebook] n’a pas pris assez conscience de sa responsabilité et ce fut une grave erreur. » Il assume tout ce qu’il s’est passé : « C’est mon erreur et j’en suis désolé. » Il se présente ainsi en chevalier blanc qui a failli a sa mission et qui s’en repend.
Par ailleurs durant son interrogatoire mené par le Sénat américain, il a pu mener une stratégie d’évitement assez flagrante. Il a répété à de très nombreuses reprises « Je vais demander à mon équipe de revenir vers vous sur ce point. »
Il a notamment usé de cette réplique lorsqu’on lui a demandé le nombre d’entreprises qui ont aspiré des données d’utilisateurs Facebook, les liens entre son entreprise et Cambridge Analityca durant la campagne de Donald Trump ou encore si Facebook récolte des données d’utilisateurs quand l’application est fermée. Dans ce dernier cas, la réponse de Zuckerberg est confuse. Il ressort ici sa réplique fétiche : « Je vais demander à mon équipe de revenir vers vous sur ce point. » mais il se fait accuser de ne pas être au fait sur un élément aussi capital. Il bredouille alors une réponse sur le traçage des utilisateurs par des cookies, en affirmant que ceux-ci sont communs à tous les sites internet et qu’ils n’existent que pour des raisons de sécurité.
Mark Zuckerberg érigé en symbole
Durant ce passage devant le Sénat américain, un sénateur questionnera le PDG de Facebook sur un sujet personnel : « Monsieur Zuckerberg, aimeriez-vous dire à tout le monde dans quel hôtel vous avez dormi hier ? » Un rire gêné émerge de la gorge de l’interlocuteur, puis après quelques secondes de réflexion il lâche un « Non ! » affirmé. Des rires se font entendre dans la salle, le sénateur poursuit son interrogatoire : « Si vous avez contacté des gens cette semaine aimeriez-vous nous donner leur noms ? » La réponse de Zuckerberg se fait plus sûre d’elle : « Sénateur, non. Je choisirai sans doute de ne pas rendre cela public ici. » Le sénateur rétorque : « Pourtant à mon avis c’est de cela qu’il s’agit. Votre droit à la vie privée, les limites de la vie privé, et tout ce que nous abandonnons dans l’Amérique moderne, au nom de la connexion mondiale entre les humains. » Zuckerberg répondra que ce sont les individus qui choisissent ce qu’ils veulent partager, ils sont libres de leur choix et personne ne les forcent à partager des informations personnelles.
Le passage de la sphère privé à la sphère publique est un choix conscient et éclairé selon Zuckerberg. Plus tard durant l’interrogatoire il affirmera que les conditions d’utilisation des réseaux sociaux sont parfois trop longues et techniques, ce qui fait que de nombreux utilisateurs ne les lisent pas en entier et selon lui le souci se situe plutôt là.
Au delà de ça, Facebook est aujourd’hui le maître incontesté des réseaux sociaux, du moins en occident. Des principaux PDG des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon], Zuckerberg est de loin le plus connu et le plus emblématique. Il a créé Facebook lui même lorsqu’il n’était alors qu’un étudiant à Harvard. Cette sucess story romantique qui fait d’un simple étudiant le patron d’une des plus grosses entreprises du monde, et multi-milliardaire de surcroît, ne peut que passionner l’opinion publique. Mark Zuckerberg est devenu de fait le symbole du monde numérique, le nouveau visage de l’internet. Ce n’était pas le PDG de Facebook qu’interroge mercredi le Sénat américain, mais la personnification même de Facebook, et plus encore.
Zuckerberg s’est dit prêt à travailler avec le gouvernement américain afin de réguler Facebook. Il salue les mesures européennes qui ont longtemps été perçues comme rétrogrades outre-atlantique. Sur le Vieux Continent, les entreprises seront contraintes d’obtenir le consentement explicite des utilisateurs pour l’exploitation de leurs données sous peine de verser une amende allant jusqu’à 4 % de leur chiffre d’affaire mondial en cas de violation. Cette norme peut elle être étendue à l’ensemble du globe ? Finalement, toute la question est là. Pour que cette mesure soit efficace il faut qu’elle soit appliquée partout dans le monde par les développeurs, sous peine de voir les effets réduits et les règles contournées. Quant à savoir s’il s’agit d’une mesure protectionniste réduisant les possibilités de développement des entreprises, ou une nécessité absolue pour protéger les citoyens, la question demeure.