Afrique : le tabac fait-il un tabac ?Temps de lecture estimé : 6 min
La 17ème conférence mondiale « Tabac ou santé » s’est déroulée du 7 au 9 mars 2018 au Cap, en Afrique du Sud. En nommant la conférence « Tabac ou santé », les 3000 experts et responsables politiques ont voulu insister sur le danger sanitaire que représente le « produit de consommation courante le plus mortel jamais fabriqué ». Le continent africain, en plein développement économique et démographique, doit en effet faire face à une industrie du tabac prête à tout pour accroître ses parts de marché chez les populations les plus vulnérables.
Le « Scramble for Africa » des industriels du tabac
La consommation de cigarettes en Afrique a augmenté de 52% entre 1980 et 2016 selon le dernier Tobacco Atlas (« Atlas du tabac »), publié à l’occasion de la conférence « Tabac ou santé », ce qui en fait le marché le plus dynamique au monde. En effet, l’Afrique est en plein « boom » démographique. Sa population, de 1,2 milliard d’habitants aujourd’hui, a été multipliée par 4,5 depuis 1950 et ne devrait pas se stabiliser avant la fin du XXIème siècle.
La jeunesse de la population – en Afrique subsaharienne, 50% de la population a moins de 20 ans – attire les cigarettiers depuis les années 1980, confrontés à la diminution de la part du nombre de fumeurs dans la population des pays développés. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le nombre de fumeurs en Afrique devrait passer de 77 millions de fumeurs en 2017 à environ 110 millions en 2025. Les estimations montrent que certains pays verraient leur part de fumeurs dans la population exploser, passant de 13,9 à 47,1% au Congo-Brazzaville et de 13,7 à 42,7% au Cameroun. Par ailleurs, l’Afrique a connu pour la première fois en 2005 un recul de l’extrême pauvreté même si celle-ci reste très importante (un habitant sur deux) et une urbanisation croissante. Le décollage économique des « Lions africains » que sont l’Afrique du Sud, l’Angola, le Nigéria, la Tunisie ou l’Algérie a permis l’émergence d’une classe moyenne qui dispose d’un revenu par habitant en constante augmentation. C’est cette nouvelle classe moyenne qui cherche à adopter un mode de vie occidental par la consommation qui intéresse aussi les industriels.
Les vendeurs de tabac trouvent en Afrique un véritable El Dorado grâce à l’absence quasi-totale de réglementation sur le tabac. L’Atlas du tabac explique : «L’industrie du tabac vise délibérément les pays laxistes en matière de législation anti-tabac et exploite les gouvernements, les agriculteurs et les populations vulnérables en Afrique». Cette absence de règles explique ainsi le « marketing agressif » auquel se livre l’industrie du tabac en Afrique. La stratégie est parfois vicieuse. Pour pénétrer le marché, les grandes marques de cigarettes arrosent le marché de produits peu chers qu’ils distribuent grâce à une contrebande bien organisée.
Il leur est aussi plus facile de se faire accepter des gouvernements car ces derniers ne profitent pas des recettes fiscales que la vente de cigarettes pourrait engendrer si elle était contrôlée par l’État. D’autre part, les jeunes sont particulièrement ciblés dans ce marketing sans limite. Les grandes marques sponsorisent des évènements sportifs, culturels, politiques ou encore distribuent des cigarettes gratuites dans les discothèques… “L’industrie du tabac doit séduire les enfants pour remplacer les fumeurs adultes morts du tabac” éclaircit Anna Gilmore, professeure en santé publique et directrice du Tobacco Control Research Group de l’université de Bath. C’est ainsi que l’idée du « kiddie pack » (« pack enfant ») est apparue, proposant aux jeunes de pouvoir acheter à quelques centimes d’euros des cigarettes, favorisant le début de l’addiction. Enfin, les industriels tablent sur l’imaginaire collectif pour vendre leurs produits. Outre la publicité abondante, les noms même des marques de cigarettes sont très étudiés : « Champion », « Visa »… Les mots inspirant les jeunes africains sont joliment imprimés sur des paquets qui les tuent lentement
Une volonté de lutte anti-tabac
“Tobacco will kill one billion (1,000,000,000) people this century, if we do nothing.”
Le tabac tuera un milliard de personnes ce siècle si nous ne faisons rien. Ainsi débute le rapport « The Tobacco Atlas », par un message alarmant de Michael R. Bloomberg, l’ancien maire milliardaire de New York. En effet, l’augmentation de la consommation de tabac dans les pays africains a entraîné de toute évidence une explosion du nombre de maladies, de cancers et menace ainsi l’espérance de vie déjà très faible des Africains, de 59 ans en moyenne contre 70 ans à l’échelle mondiale. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dénonce une « épidémie du tabagisme » qui fait sept millions de victimes dans le monde chaque année, ce qui en fait la première cause évitable de mortalité dans le monde. Les coûts économiques sont aussi très importants : on estime que plus de 1.000 milliards de dollars par an sont gâchés en dépenses de santé et en productivité perdue.
Voulant contrer l’ « épidémie », l’OMS s’inquiète donc de la situation des pays d’Afrique en matière de lutte anti-tabac. Même si une grande partie de ces derniers ont ratifié la Convention Cadre pour la Lutte Anti-tabac (CCLAT) en 2003, ils sont trop peu à mettre réellement en œuvre des politiques financières, fiscales ou règlementaires. Néanmoins, l’ouverture de la conférence mondiale « Tabac ou santé » au Cap l’illustre bien, une volonté de lutte anti-tabac émerge.
En ce sens, le Sénégal, petit pays d’Afrique de l’Ouest au sein duquel 11% de la population fume régulièrement, est très en avance sur ses voisins. Depuis une loi votée en 2014 et mise en application en 2016, le Sénégal a interdit de fumer dans les lieux publics. En outre, le tabac ne peut être vendu qu’à plus de 200 mètres d’un établissement scolaire et la publicité, directe ou indirecte, est interdite par le gouvernement. Si le respect de la loi est incertain et les sanctions rares, c’est tout de même un grand pas en avant que le Sénégal a effectué, qui permet de faire changer les mentalités à long terme grâce, notamment à la sensibilisation des jeunes aux dangers du tabac. D’autres pays ont emboîté le pas du Sénégal, à l’image du Tchad et du Burkina Faso, qui ont imposé des avertissements et images chocs sur les paquets de cigarettes en 2015. Par ailleurs, 41 États d’Afrique sur 54 prélèvent des taxes sur le tabac. L’OMS explique dans son rapport que même les pays peu développés peuvent mettre en œuvre des politiques de lutte anti-tabac car celles-ci permettent de générer des recettes fiscales et de réduire les dépenses de santé. C’est le cas de l’Inde, du Népal et des Philippines qui ont suivi le protocole « MPOWER » (Monitor, Protect, Offer, Warn, Enforce, Raise) promut par l’OMS pour lutter contre le tabagisme.
Malgré cet espoir, la tendance globale semble être au laissez-faire. Les pays africains ont encore de nombreux et colossaux défis économiques, sociaux et politiques à résoudre avant de prendre sérieusement en compte la lutte anti-tabac. En 2012, le ministre de l’Industrie de l’Ouganda déclarait même que fumer était un acte patriotique en vertu de l’argent ainsi rapporté à l’État. La route vers un monde sans tabac s’annonce encore longue et tortueuse.
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