Phantom Thread, le film de l’adieuTemps de lecture estimé : 14 min
La fameuse tournée de l’adieu, ou encore l’annonce de sa retraite pour susciter l’intérêt du public afin de mieux revenir quelques années plus tard. Une idée très ancienne du show-business. C’est Frank Sinatra qui l’avait inaugurée en 1971: «Je suis fatigué, j’ai envie de me la couler douce et de faire des progrès au golf». Avant de déclarer deux ans plus tard: «Je ne suis pas si doué que ça au golf, en fait. Mon handicap plafonne à 17, c’est intolérable. Autant chanter !» Ce mois-ci, à l’occasion de la sortie en DVD du film Phantom Thread réalisé par l’inclassable Paul-Thomas Anderson, l’occasion vous est donnée de voir la dernière performance de ce qui est peut-être le plus grand acteur de l’histoire du cinéma. Son nom; Daniel Day-Lewis. Ses réalisateurs: Martin Scorsese, Steven Spielberg, Michael Mann. Sa méthode; se dévouer à ses personnages comme peut-être jamais aucun acteur ne l’avait fait avant lui. Sa particularité; avoir tourné seulement sept films en vingt ans. Son record; avoir remporté trois fois l’Oscar du meilleur acteur. S’il n’a pas la notoriété d’un Leonardo Dicaprio ou d’un Brad Pitt, son influence sur ses pairs et sur son métier dépasse ce que vous pouvez imaginer. Alors qui est-il vraiment ? Phantom Thread entrera-t-il dans l’histoire comme son dernier film et surtout est-il vraiment le meilleur de tous ? Décryptages.
Une étoile montante
Daniel Day-Lewis naît en 1957 à Londres dans le quartier de Greenwich et comme bon nombre de grands artistes, son enfance est assez difficile. Après avoir sombré quelques temps dans la petite délinquance, il est envoyé dans une école privée très stricte du Kent pour remédier à son mauvais comportement. Il y découvre rapidement ce qui deviendra les trois passions de sa vie à savoir la pêche, le travail du bois et l’art de l’interprétation. Mais c’est en 1976 que sa vie d’acteur prend un réel tournant. En effet, la découverte de la prestation légendaire de Robert de Niro dans «Taxi Driver» est une révélation pour lui, ce qui le pousse à prendre des cours de théâtre au Bristol Old Vic. Il a alors tout juste vingt ans et compte déjà une première expérience cinématographique puisqu’à l’âge de quatorze ans, il avait déjà obtenu un premier rôle de figuration dans «Un dimanche comme les autres» de John Schlesinger. Une expérience divine selon lui dans la mesure où il était payé deux livres sterling pour jouer au délinquant et détruire des voitures de luxe ! Quatorze ans après, suite à une brève apparition dans «Gandhi» de Richard Attenborough, il est choisi pour incarner le second du célèbre lieutenant William Bligh joué par Anthony Hopkins dans «Le Bounty». Bien que sa prestation ne fasse pas l’unanimité parmi les critiques, elle lui permet d’être repéré par les deux réalisateurs anglais les plus prometteurs de leur époque à savoir Stephen Frears et James Ivory qui en 1986 lui confient le rôle principal respectivement dans «My Beautiful Laundrette» et «Chambres avec vue». Alors que dans le premier de ces deux films, il incarne le rôle difficile d’un homosexuel aux idées fascistes, sa performance est déjà saluée par la critique. Une étoile vient de naître.
Alors que sa carrière décolle, rien ne laisse pourtant présager que DDL s’apprête à révolutionner sa profession. Il appartient seulement à un petit groupe de comédiens à qui l’on prête un avenir potentiel dans le métier. Surnommé le «Brat Pack», il compte notamment Tim Roth et Gary Oldman. C’est d’ailleurs au profit de ce dernier que Day-Lewis a manqué le rôle de Sid Vicious dans «Sid et Nancy», rôle qui a fait de Gary Oldman une star. Peu importe en réalité, car en 1989, le projet d’un cinéaste irlandais nommé Jim Sheridan va définitivement changer sa carrière et son statut. Ce projet; adapter sur grand écran la vie de Christy Brown, un peintre et poète irlandais infirme célèbre pour avoir réalisé ses toiles avec son pied gauche. Day-Lewis le sait, il va devoir fournir un véritable travail d’interprétation pour ce rôle. Il se renseigne alors sur une méthode de renom, celle de l’Actors Studio. Célèbre par le nom mais obscure sur la forme, il s’agit avant tout d’une institution fondée par le cinéaste Elia Kazan en 1947 sur les bases du travail du théoricien de théâtre Constantin Stanislavski, dont le livre «La Formation de l’acteur» a occupé la table de chevets de milliers de comédiens à travers le monde. Son but; obliger l’acteur à fouiller au fond de lui-même pour habiter un rôle de manière tellement intense qu’il doit être le personnage et non l’incarner. Harvey Keitel, Robert Duvall, Gene Hackman, Al Pacino, Paul Newman, Julianne Moore, Meryl Streep et bien d’autres font partie de la liste vertigineuse de ses anciens élèves même si jusqu’en 1989, Marlon Brando et Robert de Niro sont reconnus comme les deux acteurs ayant le plus respecté cette méthode.
Ainsi, Daniel Day-Lewis accepte le rôle de ce peintre avec pour ambition de littéralement devenir Christy Brown. Pour se faire, il se déplace en fauteuil roulant durant plusieurs mois, obligeant même les techniciens à le porter durant le tournage afin de ne pas quitter le personnage entre deux prises. Cette position voûtée lui vaudra d’ailleurs deux côtes cassées mais qu’importe, le travail est bien trop passionnant. Il pousse si loin l’esprit qu’il force son entourage à le nourrir à la petite cuillère durant le tournage. Au final, le résultat s’avère impressionnant. Même si «My Left Foot» n’est pas un immense succès commercial, il fait passer Daniel Day-Lewis du rang d’étoile montante à celui d’acteur d’exception. Souvent citée parmi les meilleures performances jamais vues sur grand écran, elle est tout naturellement récompensée par un Golden Globes et par l’Oscar du meilleur acteur lors de la cérémonie de 1990. Quelques mois plus tard, c’est un autre cinéaste en devenir qui lui demande ses services. En effet Michael Mann, futur réalisateur de Heat, Collateral ou encore Public Ennemies voit en lui son «Oeil de Faucon» idéal pour son futur film «Le Dernier des Mohicans». Enthousiaste, Day-Lewis accepte et pour se faire, il décide de reprendre une préparation intense comme pour son précédent rôle. Devant camper un européen élevé par des Indiens, il s’isole dans une forêt plusieurs mois durant. Il chasse, pêche, construit des canoës et s’entraîne au tomahawk. Une fois de plus, sa performance crève l’écran. Même si il ne décroche aucune nomination pour une récompense importante, son image d’indien aux longs cheveux impeccablement lisses achève de faire de lui une icône.
La construction du mythe
Une icône, c’est le mot. Comparé à Laurence Olivier à ses débuts, le voilà désormais jugé comme le digne héritier de Robert De Niro. Seul bémol, et c’est encore aujourd’hui le principal reproche qui lui est fait, il offre tellement d’énergie à ses personnages que la raison lui impose d’écarter beaucoup de projets. Ainsi il décline les rôles principaux pour «Batman», «Philadephia», «La Liste de Schindler» ou encore «Le Patient Anglais». En 1993, il est à l’affiche de deux films. Le plus célèbre, «Au nom du père» retrace l’histoire de l’un des quatre de Guilford; Gerry Conlon. Il s’agit d’un groupe de quatre jeunes gens accusés à tort d’avoir commanditer l’attentat de pubs à Guilford alors que l’IRA était responsable. Cette fois-ci, en guise de préparation, Day-Lewis passe plusieurs semaines en cellule. Et pour être le plus crédible possible lors d’une scène d’interrogatoire particulièrement musclée, il demande aux techniciens présents sur le plateau de l’asperger d’eau glacée et de l’insulter. Souvent considéré comme un film référence sur le conflit nord-irlandais, la prestation de DDL fait encore une fois l’unanimité. La légende raconte qu’après avoir visionné ce film, Ewan McGregor ait songé à abandonner le métier de comédien, réalisant qu’il n’atteindra jamais le niveau du grand Daniel. Naturellement nommé pour l’Oscar du meilleur acteur, c’est Tom Hanks qui remporte la statuette le 21 mars 1994 pour son rôle dans un certain…Philadelphia.
Cinq ans plus tard, en 1998, il décide pour la première fois de prendre sa retraite. Beaucoup d’artistes en tout genre entretiennent un rapport difficile avec leur métier. Day-Lewis en est là aussi le parfait exemple. Sa retraite, il y pense en réalité depuis plusieurs années. La raison, il l’a très bien résumé lui-même lors d’un entretien à Studio Ciné Live en 2013: «Je crois que mon travail commence avec de l’empathie. Pendant un bref instant, je crois vivre le monde à travers l’esprit de cette autre personne. Cette empathie grandit et finalement, m’écarte de ma propre vie, pour un temps, et je m’abandonne à cette autre personne». La réalité est là. En fidèle disciple de Stanislavski, il ne joue pas, il est. Et après s’être entraîné jusqu’à l’épuisement à la boxe pendant plusieurs mois avec un ancien champion pour le film «The Boxer», son dernier sous la direction de Jim Sheridan, il a toujours envie d’être mais d’être lui-même dans sa nouvelle passion; la cordonnerie. Et malheureusement pour son public, il y est meilleur que Frank Sinatra au golf.
Après été envisagé pour incarner Aragorn dans «Le Seigneur des anneaux», son grand retour intervient en 2002 pour son film le plus célèbre «Gangs of New-York». Signé Martin Scorcese, pour lequel il a déjà travaillé, il affronte ici la star de l’époque Leonardo Dicaprio dans un rôle souvent cité parmi les meilleurs méchants du cinéma; «Bill Le Boucher». Devant manipuler une carcasse le temps d’une minute à l’écran, il travaille pendant plusieurs semaines comme apprenti boucher. Son aisance au moment de tourner cette fameuse scène a impressionné le public présent. A nouveau excellent, sa prestation est saluée par une nomination aux Oscars, mais celle-ci ne fait malheureusement pas le poids face à un grand Adrien Brody récompensé pour «Le Pianiste». Pourtant, il faut attendre 2008 pour que son talent dépasse les limites du possible. Paul Thomas-Anderson, réalisateur acclamé pour «Boogie Nights» le sollicite pour l’adaptation d’un roman qu’il a adoré à savoir «Pétrole» d’Upton Sinclair, publié en 1927. Sous le nom de «There will be blood», il projette d’en faire une fresque sur la ruée pétrolière vers l’Ouest des Etats-Unis au cours des années 1920. Un sujet assez méconnu, donc potentiellement original. Une légende raconte que Kel O’Neill, initialement prévu pour le rôle joué par Paul Dano s’est vu contraint d’abandonner le projet car ne pouvant pas rester calme face à la puissance de feu de Daniel Day-Lewis. Rien d’étonnant car il y apparaît comme en apothéose. Tout chez lui dépasse le jeu et apparaît comme facile. L’académie des Oscars s’empresse de récompenser pour la deuxième fois le désormais potentiel «meilleur acteur au monde» dans un film jugé par plusieurs sites renommés comme le film de la décennie 2000.
A sa sortie, le New York Time développe cette théorie intéressante. Selon eux, il y a trois catégories de grands acteurs. La première regroupe les professionnels accomplis comme Tom Cruise, Harrison Ford ou Clint Eastwood. Ceux dont la réputation de «bons» voire «grands acteurs» n’est plus à faire, ceux qui sont capables de porter un film à eux seuls. La deuxième catégorie, déjà très rare concerne ceux qui cherchent l’émotion au plus profond de leur personnage à tel point qu’ils peuvent en être difficiles à vivre pour leur entourage. Sean Penn est de ceux-là, Leonardo Dicaprio s’en rapproche. Il y a enfin le plus extrême et par conséquent le meilleur de tous, celui qui ne quitte son personnage en aucune circonstance; Daniel Day-Lewis. Mais est-il vraiment le meilleur ? Pour l’American Film Institute, Humphrey Bogart est jugé comme le plus grand. Seulement ce classement établi il y a plusieurs années insiste davantage sur la dimension mythique et universelle qu’acquiert une star au fil des années. Or cette dimension étant importante pour bon nombre de personnes et de critiques, Robert de Niro dont le travail est connu de tous, salué par tous et jugé révolutionnaire par beaucoup a certainement plus de chances de remporter le titre de plus grand acteur de l’histoire du cinéma. En réalité, à comparer les différents sites d’un public assez averti sur le septième art, cinq acteurs se partagent ce titre, ils portent les noms d’Al Pacino, de Robert de Niro, de Jack Nicholson, de Marlon Brando et de Daniel Day-Lewis. Juger l’un meilleur que l’autre en est presque ridicule en fin de compte.
Phantom Thread : clap de fin
Pour en revenir à notre DDL et à la bienséance cinématographique qui dit que tout grand acteur doit avoir tourné un biopic, celui-ci ne tarde pas à arriver. Il concerne le seizième président des Etats-Unis et doit être réalisé par Steven Spielberg, oui monsieur ! D’abord réticent, il finit par accepter d’incarner Abraham Lincoln et demande au passage un an de préparation pour être à la hauteur. Il lit une centaine de livres sur le personnage, se renseigne sur son attitude, son timbre de voix et demande à chaque personne présente sur le tournage de l’appeler «Monsieur le Président». Pari réussi et Oscar à la clé, le troisième de sa carrière. Le 24 février 2013, il reçoit des mains de Meryl Streep la statuette lui permettant d’entrer définitivement dans la légende. Puis cinq années passent durant lesquelles il reprend sa vie paisible dans sa maison du nord de l’Irlande, pays dont il a la nationalité depuis 1993. Pas la moindre «Une» d’un magazine de presse people, pas la moindre photo publiée sur un quelconque réseau social. En d’autres termes, la discrétion absolue. Pourtant il est toujours là, comme une référence, comme un modèle auquel on aime être comparé. Ryan Gosling et Michael Fassbender ont eu cet honneur à leurs débuts. Jusqu’à ce que Paul Thomas Anderson ne le convoque à nouveau pour son nouveau projet «Phantom Thread».
Le scénario raconte l’histoire d’un brillant couturier rongé par le perfectionnisme et qui se laisse séduire par une petite bourgeoise du Londres mondain des années 1950. Rien d’étonnant au final à ce que ce couturier travailleur de l’extrême soit son film testament. En effet, alors que l’acteur et le réalisateur semblent s’amuser comme des enfants lors de la préparation, tout sonne faux lors du tournage. Rien dans ce qu’ils avaient imaginé ne se passe comme prévu. L’acteur qui n’a jamais fonctionné que par l’appétit pour un projet est déçu par «Phantom Thread» et étant comme à son habitude habité par son personnage, il sombre dans une tristesse qui mettra des mois à le quitter. Peut-être d’ailleurs est-elle toujours en lui. Beaucoup croient que ce n’est rien et qu’il s’en remettra mais Paul Thomas Anderson est formel: «Je serais vous, je ne me ferais pas trop d’illusions.» Tout ressemble ici au syndrome Greta Garbo qui au fait de sa gloire, décide de se retirer, lassée par son métier. A nouveau nommé pour l’Oscar en mars 2018, son légendaire sourire rayonnant a disparu lors de la cérémonie laissant place à une mine tristement satisfaite d’en avoir fini avec un métier qui lui a beaucoup demandé. Oui, il n’y a peut-être plus d’illusions à se faire. Après tout, seuls les plus grands décident de leur fin, à nous de trouver leur successeur.
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